Mon ange déchu - Chapitre 1-7 - J. Kenner

Mon ange déchu – Chapitre 1-7

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1

 

Le vent me cingle le visage et le soleil de l’après-midi m’éblouit alors que je descends le long tronçon de Sunset Canyon Road, à plus de cent soixante à l’heure.

Mon cœur bat la chamade et mes paumes sont moites, mais ce n’est pas à cause de la vitesse. Au contraire, c’est exactement ce dont j’ai besoin. L’adrénaline. Le frisson. Je suis une vraie droguée, et ces sensations m’affectent comme une surconsommation de sucre chez un enfant en bas âge.

Honnêtement, je dois mobiliser toute ma volonté pour ne pas mettre ma Shelby Cobra 1965 à l’épreuve et faire monter son puissant moteur dans les tours.

Cela dit, je ne peux pas. Pas aujourd’hui. Pas ici.

Parce que je suis de retour, et mon retour à la maison a réveillé des papillons dans mon ventre. Chaque virage de cette route me rappelle des souvenirs. Des larmes m’obstruent la gorge et j’ai les entrailles nouées.

Bon sang.

J’écrase la pédale d’embrayage, appuie sur le frein et passe au point mort tout en décrivant une embardée sur la gauche. Les pneus protestent dans un crissement tandis que je fais demi-tour, m’engageant sur la voie inverse. L’arrière de la voiture décroche dans un dérapage, avant de s’arrêter pile en droite ligne. J’ai le souffle court, et honnêtement, je crois que ma Shelby aussi. C’est plus qu’une voiture pour moi, c’est la meilleure amie de toute une vie, et en temps normal, je ne la pousse pas autant.

Maintenant, cependant…

Eh bien, maintenant, elle est dangereusement proche du bord de la falaise, toute son aile du côté passager parallèle avec le vide. De là, j’ai une vue imprenable sur la côte, dans le lointain. Sans parler d’un magnifique aperçu du petit centre-ville en contrebas.

Je tire sur le frein à main, le cœur dans la gorge. Ce n’est qu’une fois certaine que nous n’irons pas dévaler à flanc de falaise que je coupe le moteur de la Shelby, essuie mes paumes moites sur mon jean et autorise mon corps à se détendre.

Bien le bonjour, Laguna Cortez.

Avec un soupir, je retire ma casquette de baseball, laissant mes boucles foncées rebondir librement autour de mon visage, jusque sur mes épaules.

— Ressaisis-toi, Ellie, murmuré-je avant de prendre une profonde inspiration.

Pas tant pour le courage – je n’ai pas peur de cette ville –, mais pour la maîtrise de mes nerfs. Parce que Laguna Cortez m’a déjà mise à terre, autrefois, et il va me falloir toutes mes forces pour arpenter à nouveau ses rues.

Encore une respiration, puis je sors de la voiture. Je rejoins le bas-côté de la route. Il n’y a pas de parapet, et de la terre ainsi que quelques pierres dévalent le talus lorsque je m’arrête tout au bord, presque en équilibre.

En dessous, des rochers dentelés dépassent des parois du canyon. Plus bas, les arêtes saillantes s’adoucissent pour former une pente douce avec des maisons diverses nichées parmi les rochers et les broussailles. Les toits de tuiles suivent la route sinueuse qui mène au quartier des arts. Lovés dans la vallée, encadrée sur trois côtés par des collines et des gorges, les lieux s’ouvrent sur la plus grande plage de la ville qui attire un flux constant de touristes et de locaux.

Pour tout le monde, Laguna Cortez est l’un des joyaux de la côte Pacifique. Une ville à l’atmosphère décontractée, avec un peu moins de soixante mille habitants et des kilomètres de plages de sable et de galets.

La plupart des gens donneraient leur bras droit pour vivre ici.

En ce qui me concerne, c’est l’enfer.

C’est ici que j’ai perdu mon cœur et ma virginité. Sans parler de tous mes proches. Mes parents. Mon oncle.

Et Alex.

Le garçon que j’aimais. L’homme qui m’a brisée.

Il ne reste plus personne ici, pour moi. Ma famille, tous sont morts. Et Alex est parti depuis longtemps.

Moi aussi, je me suis enfuie, impatiente d’échapper au poids du deuil et à l’aiguillon de la trahison. Je me suis juré de ne jamais remettre les pieds ici.

Et je croyais résolument que rien ne me ferait revenir.

Or à présent, dix ans plus tard, me revoilà, ramenée en enfer par les fantômes de mon passé.

 

2

J’ai rencontré Alex Leto le jour de mon seizième anniversaire, et la première fois que je l’ai vu, quelque chose s’est déclenché en moi. Ça ressemblait au bonheur, mais infiniment plus complexe. L’optimisme, peut-être, mêlé à des arcs-en-ciel et des licornes.

Le début de journée était gris et maussade, avec des orages violents à l’aube. Les nuages se sont amoncelés au-dessus de ma maison, déployant leurs bras gris souris pour nous infliger vent et pluie, du lever jusqu’au coucher du soleil. Sur mes dix invités, six ont appelé pour annuler, et même avant le début de la fête, je savais qu’elle était gâchée.

J’aurais dû le voir venir. Peut-être pas un coup de vent, mais quelque chose, du moins. Après tout, je n’étais pas la fille la plus chanceuse du monde. Pour commencer, j’étais orpheline.

J’ai eu quatre ans le lendemain de la mort de ma mère, et même si vers l’âge de dix ans je disais souvent à mon père que je me souvenais d’elle, c’était un mensonge.

Après sa mort, son frère, mon oncle Peter, est venu installer à Laguna Cortez son agence de promoteur immobilier. Mon père n’avait pas les moyens d’embaucher de l’aide et, en tant que chef de la police, il avait des horaires irréguliers. Papa et moi habitions dans les hauteurs, mais je rejoignais l’immense maison de plage baignée de lumière de mon oncle Peter presque tous les jours après l’école.

C’était formidable, chez lui, pourtant j’avais horreur de passer du temps loin de mon père. Peut-être qu’au fond, je pressentais ce qui allait arriver. Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que je voulais qu’il soit à mes côtés, en sécurité.

Bien sûr, ce que je voulais n’avait pas d’importance. Comme toujours. Les envies sont éphémères et le destin est un monstre. L’été de mes treize ans, j’ai bien appris cette leçon.

Parce qu’un homme armé a assassiné mon père avant de se suicider. Tout le monde a essayé de me réconforter en me disant que mon père était mort en service, en exerçant le travail qu’il aimait. Mais ça ne me faisait ni chaud ni froid. Il n’en restait pas moins mort, aussi atroce et douloureux que ce soit.

Après cela, ma vie est allée de mal en pis. J’ai emménagé chez l’oncle Peter et tous mes amis se sont dit que j’avais beaucoup de chance, parce qu’il y a peu de maisons en bord de mer à Laguna Cortez.

En réalité, ce n’était pas le cas. Comment pourrais-je avoir de la chance avec ce qu’il s’était passé ?

J’ai fini par m’habituer à mon nouveau quotidien. Je passais même des journées entières avec un sentiment de bien-être. Le soir, en revanche, la culpabilité revenait de plus belle. Je n’avais pas le droit d’éprouver de la joie alors que mes parents étaient tous les deux morts, irrémédiablement.

Voilà pourquoi je n’ai pas été surprise quand l’orage a éclaté le jour de mon anniversaire, parce que la vie revient toujours vous mordre au mollet.

Malgré tout, même en nombre réduit, nous avons passé un bon moment. Au lieu d’aller à la plage, nous nous sommes installés dans la salle cinéma pour regarder des films. Et quand Brandy et moi sommes descendues demander à l’oncle Peter si ma pizzeria préférée livrait malgré la tempête, ilétait là.

Âgé de quelques années de plus que moi, Alex avait un physique sec et élancé, avec des cheveux blonds coupés court et un visage rasé de près aux rondeurs encore enfantines, en dépit d’une expression si adulte. Ses yeux couleur de sable m’ont clouée sur place quand il s’est retourné pour me regarder. Et lorsque sa belle bouche m’a adressé un sourire amical, une infime pulsation est née entre mes cuisses.

J’avais déjà connu quelques coups de cœur, à ce moment-là, mais je n’avais jamais réagi aussi viscéralement. Pourtant Alex… eh bien, ce simple regard m’éclairait soudain sur l’engouement de mes copines pour les histoires de garçons, lors des nombreuses soirées pyjama que donnait Brandy.

Quand il est venu me serrer la main en me souhaitant un joyeux anniversaire, je me suis presque évanouie. J’étais tellement sous le choc que je suis restée plantée là, ma main dans la sienne, rejouant en boucle la conversation des dernières secondes.

Alex Leto.Voilà comment il s’était présenté. Et il travaillait pour mon oncle Peter pendant son année sabbatique, avant de faire son choix d’université.

— Salut, ai-je dit d’une voix éraillée.

Aussitôt, je m’en suis voulu d’être aussi inintéressante.

— Des problèmes avec le film ? a demandé l’oncle Peter.

Je l’ai regardé bêtement, sans comprendre.

— Le projecteur, a-t-il précisé. Tu es descendue me demander de réparer quelque chose ?

— Oh, c’est vrai. De la pizza. On aimerait commander de la pizza. Est-ce qu’ils livrent par ce temps ?

— Sinon, je peux aller en chercher pour vous, s’est proposé Alex.

Si je n’étais pas déjà follement amoureuse, voilà qui aurait réglé la question. Un vrai prince charmant, en chair et en os dans ma cuisine.

Comme l’oncle Peter avait accepté, il n’y avait plus aucune raison de traîner avec eux. Brandy et moi sommes retournées à contrecœur dans la salle ciné.

— Oh, mon Dieu, a-t-elle soufflé alors que nous montions les escaliers. Tu as vu comment il te regardait ?

— Il était juste poli.

Mais ses paroles ont ravivé mon émotion, déclenchant un envol de papillons dans mon ventre.

— Tu crois ? a-t-elle répondu avec un clin d’œil.

Je lui ai attrapé le poignet avant qu’elle ne puisse faire irruption dans la salle où étaient restés les autres.

— Ne dis rien.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Je… je… s’il te plaît. On pourrait leur parler simplement de la pizza et en rester là ?

— D’accord, a-t-elle dit en haussant les épaules. Oui, bien sûr. Si c’est ce que tu veux.

— Merci.

Elle a eu un petit sourire de conspiratrice.

— Mais il est vraiment super mignon.

— Carrément.

Sur ce, nous avons gloussé toutes les deux avant de céder à une crise de fou rire quand notre copine Carrie a poussé la porte, la mine renfrognée.

— Euh, allô ? On a mis le film en pause pour vous deux. C’est pas très sympa de nous faire poireauter.

Une main sur la bouche pour nous retenir de rire, nous avons retrouvé nos sièges et avons remis le film en attendant la pizza. Et même si c’est Alex en personne qui nous l’a apportée, même s’il est resté avec nous pour regarder la deuxième moitié d’Alien, assis juste à côté de moi, Brandy n’a pas cafté. Ni sur le moment, ni jamais par la suite.

Ce qui explique en grande partie pourquoi c’est encore ma meilleure amie aujourd’hui.

Après quoi, Alex était souvent dans les parages. Peter avait un bureau à la maison, mais l’essentiel de son travail se déroulait sur les chantiers de construction ou dans les bureaux des appartements et des hôtels qu’il possédait. Il avait engagé Alex pour effectuer des tâches administratives, ce qui l’amenait presque tous les jours chez nous.

J’ai refusé de nombreuses invitations de mes amis à sortir à la plage ou au cinéma, pour rester sur place et servir de l’eau, des en-cas et du café à Alex. Chaque fois, je m’attardais un peu, lui demandant ce qu’il faisait. Il ne me rejetait jamais. Il m’invitait même à rester. Puis un jour, il m’a demandé si je voulais l’aider.

— Ce n’est pas aussi intéressant que passer l’été avec tes amis, a-t-il dit, mais j’adorerais avoir un peu de compagnie.

Il a souri alors, et cet infime mouvement, simple tressaillement des muscles autour de ses lèvres, a suffi à me faire fondre.

— Pourquoi pas ? J’aime mieux être ici.

— Vraiment ?

J’ai hoché la tête. Mon cœur battait avec une telle fougue qu’il l’entendait forcément.

— Ça me va très bien, parce que j’aime que tu sois ici, a-t-il ajouté.

J’ai rencontré son regard, et quelque chose au fond de moi a rugi. Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti l’élancement d’un véritable désir sexuel.

— Bon…

J’ai dégluti, la bouche sèche comme en plein désert.

Ainsi, je me suis mise à l’aider quand je le pouvais, brassant de l’air le reste du temps. Et nous avons discuté. De tout et n’importe quoi. Je n’avais jamais été aussi à l’aise avec quelqu’un de toute ma vie, et ce, malgré les bourdonnements et les crépitements dans l’air chaque fois que nous étions près l’un de l’autre.

— Vous avez fait quelque chose ? m’a demandé Brandy à la rentrée scolaire, trois mois plus tard.

— Non ! Il travaille pour mon oncle, tu te souviens ? En plus, il a dix-huit ans. Moi, seize ans. Et il le sait.

Elle a balayé ma réponse d’un geste de la main.

— Et alors ? Tu es plus mature que ton âge. Depuis… enfin, ma mère dit que tu t’es élevée toute seule.

Honnêtement, Madame Bradshaw n’avait pas tort. Mon oncle m’avait peut-être logée, nourrie et blanchie ces dernières années, mais c’était à peu près tout. L’éducation, j’en recevais des bribes chez Brandy. Et le reste ? Eh bien, je crois qu’on peut dire que je me suis élevée toute seule.

— Dix-huit ans, ai-je répété résolument. Dix-neuf la semaine prochaine.

— C’est parfait.

Ses yeux bleus pétillaient.

— Enveloppe-toi dans un ruban et tu seras son cadeau.

Je ne me suis pas donnée à lui, bien sûr, mais le jour de ses dix-neuf ans, je lui ai offert un bracelet d’amitié en cuir avec une croix celtique.

— On appelle ça un nœud d’amour, a-t-il dit.

Aussitôt, j’ai senti mes joues virer au rouge.

— Je… je ne savais pas.

— Ah bon ? Alors, ça le rend encore plus spécial.

— Oh.

Il m’a tendu le bras.

— Tu me l’attaches ?

Je l’ai fait, caressant légèrement son poignet de mon pouce tout en manipulant le fermoir.

— C’est n’importe quoi, a-t-il dit, d’une voix si basse que je l’ai à peine entendue.

— Quoi ?

— Nous deux.

Ses paroles m’ont fait l’effet d’une douche glacée.

— Excuse-moi. Je dois…

Je me suis retournée pour partir, mais il m’a attrapé le bras et m’a tirée en arrière. Nous étions seuls dans le bureau de mon oncle Peter et il me retenait.

— Tu as seize ans, a-t-il dit dans un grognement. Pourquoi as-tu seulement seize ans, merde ?

J’ai secoué la tête en clignant des paupières, réprimant un afflux de larmes.

— On ne peut pas, a-t-il ajouté.

Je n’ai pas eu à lui demander ce qu’il voulait dire.

— Je sais.

J’avais murmuré, les yeux au sol, mais je me disais que ce n’était pas juste. Il méritait des mots. Il méritait de voir mon cœur. Alors, j’ai levé les yeux et rencontré son regard.

— Mais j’en ai envie.

Il a répondu avec un petit hochement de tête :

— Je sais. Moi aussi.

 

3

Pendant des mois, la présence d’Alex était à la fois une torture et un bonheur. J’avais l’impression de vivre dans une cocotte-minute, et nous savions certainement tous les deux que le jour viendrait où nous ne pourrions plus résister.

Peu après Noël, le père de Brandy a obtenu une promotion, et toute la famille a déménagé à San Diego du jour au lendemain. Nous étions dévastées. La veille de son départ, je l’ai aidée à préparer sa chambre et je suis restée jusqu’à ce que sa mère m’annonce que je devais m’en aller, que les déménageurs arrivaient à cinq heures le lendemain matin. J’étais partie à contrecœur, retenant mes larmes pour ne pas rendre Brandy plus triste encore.

Je suis rentrée chez moi et j’ai trouvé Alex, qui m’attendait en faisant semblant de ranger les papiers de l’oncle Peter. Je me suis précipitée dans ma chambre, incapable de lui parler sous peine d’éclater en sanglots.

J’étais sur le point de m’assoupir quand j’ai entendu de légers coups sur ma porte. Je me suis redressée en pensant que c’était Peter qui venait me souhaiter une bonne nuit. Au lieu de ça, c’était Alex.

Il a refermé la porte derrière lui, puis il est resté de l’autre côté de la pièce.

— Je voulais m’assurer que tu allais bien.

— Je suis triste, ai-je admis, ces quelques mots ouvrant les vannes de mes yeux. Je crois que je n’ai pas été aussi triste depuis la mort de papa.

— Oh, Ellie…

Je me suis vaguement aperçue qu’il avait traversé la chambre. Qu’il s’était assis au bord du lit et que je m’étais penchée contre lui, sanglotant contre son épaule.

J’ignore quand il s’est glissé dans le lit à côté de moi, mais il l’a fait. Nous étions tous les deux entièrement habillés, lui en jean et moi en pyjama, et il m’a serrée fort contre lui. Je me suis blottie dans sa chaleur. Il m’a caressé les cheveux et je me suis endormie en pleurant. Non seulement parce que Brandy était partie, mais parce que je savais qu’un jour, bientôt, Alex s’en irait à l’université, et que je le perdrais à son tour.

Il ne s’est rien passé cette nuit-là. Rien de sexuel, du moins. Mais du point de vue des émotions ? Eh bien, si je retenais encore une partie de mon cœur, elle lui était acquise le matin venu. Il s’est éclipsé avant l’arrivée de mon oncle Peter et nous avons échangé un sourire secret dans la cuisine, alors que je me faisais griller une tartine pour grignoter sur le chemin de l’école. Une journée normale. Sauf que plus rien ne serait jamais normal.

Après ça, il y a eu des sourires et des regards partagés tous les jours. Je flottais sur un nuage en sachant que ce garçon merveilleux était devenu mon roc, une personne solide et réelle, dans un monde où tous ceux que j’aimais m’étaient arrachés les uns après les autres.

Je n’ai pas fait de fête le jour de mon dix-septième anniversaire. Comme Brandy n’était plus là et qu’Alex était en déplacement pour le boulot, je manquais cruellement de motivation. Mon oncle m’a emmenée dîner, et quand il est sorti plus tard dans la soirée, j’ai fait une promenade au crépuscule sur la plage jusqu’aux flaques laissées par la marée.

Je me suis assise sur les rochers, prêtant attention à ne pas glisser dans la flaque et déranger le minuscule écosystème. La lune était pleine, il y avait donc assez de lumière pour voir les poissons argentés, les anémones marron et le reste de la vie marine qui évoluait dans ce petit monde fragile.

J’étais penchée en avant, à regarder un bernard-l’ermite flotter dans l’eau stagnante, quand j’ai entendu des bruits de pas discrets derrière moi. Un élan de peur m’a traversée et je me suis levée d’un bond, sans même y penser, perdant pied dans le mouvement. J’ai commencé à dégringoler, certaine d’écraser toutes les bestioles de la flaque et de m’écorcher la peau sur les rochers.

Mais je ne suis pas tombée. J’ai décollé du sol, tirée en arrière par-dessus le rocher, pour atterrir dans les bras d’Alex.

— Je te tiens, m’a-t-il dit alors que mon sang cognait dans mes oreilles – non pas à cause de la chute évitée de justesse, mais à cause de sa proximité, de la sensation de son corps pressé contre le mien alors qu’il me serrait dans ses bras.

Nos yeux se sont rencontrés, et même si je ne me suis jamais considérée comme particulièrement audacieuse, je me suis dégagée de ses bras pour pouvoir passer les miens autour de son cou. Puis je me suis hissée sur la pointe des pieds et j’ai posé ma bouche sur la sienne.

Je n’avais aucune appréhension, aucune crainte qu’il me repousse. J’ai su instinctivement, avant que nos lèvres ne se rencontrent, que c’était ainsi que cela devait se passer – ce moment parfait et intense, qui déclenchait un brasier en moi alors qu’il posait ses mains sur ma nuque, me rapprochant jusqu’à ce que je puisse presque me couler en lui.

— Ellie, a-t-il murmuré quand nous nous sommes enfin écartés.

Mon prénom dans sa bouche m’a fait un effet d’huile sur le feu. J’avais envie de lui. De tout son être. Une fois de plus, je me suis dressée sur mes orteils pour me perdre dans son goût.

Il n’a hésité qu’un court moment, et pendant ces quelques secondes, j’ai eu peur qu’il ne me repousse. Mais un faible bruit est monté de sa gorge. L’instant d’après, il prenait possession de ma bouche, sa langue gourmande et taquine dansant avec la mienne tandis que ses mains s’aventuraient sur mes fesses.

Il m’a plaquée contre lui et j’ai gémi en sentant son sexe en érection sur mon ventre. Je n’avais jamais été aussi proche d’un homme. La preuve criante du désir qui brûlait en lui a provoqué d’étranges sensations entre mes cuisses et m’a fait mal au cœur.

Puis, brusquement, il m’a lâché les fesses. Il a glissé une main dans mon short, par derrière, et j’ai écarté les jambes, m’offrant à lui tout entière.

— S’il te plaît, ai-je supplié, le souffle court.

Je n’étais même pas sûre de ce que je demandais. Son doigt ? Son sexe ? Avais-je envie qu’il m’étende sur le sable et qu’il me fasse l’amour ? Qu’il me ramène à la maison ?

Tout ce que je savais, c’était que la réponse était oui. Tout ce que je désirais, à ce moment-là, c’était être à lui, comme il le voulait, où il le voulait.

Quand il m’a regardée, quand j’ai vu la chaleur à l’état brut dans ses yeux, j’ai su que c’était aussi ce dont il avait envie.

C’était réellement en train de se passer. Oh, mon Dieu, nous allions le faire.

Mais son expression a changé imperceptiblement et il a retiré sa main de mon short. Je me suis entendue gémir alors qu’il reculait d’un pas, se détachant de moi.

— Alex ?

J’ai perçu la peur dans ma propre voix. Peur qu’il ne veuille pas de moi, peur d’avoir fait quelque chose de mal.

— On ne peut pas, a-t-il dit en me prenant la main, la gardant contre sa poitrine. Je n’ai jamais désiré quelqu’un autant que toi, Ellie. Mais on ne peut pas faire ça.

J’ai essayé de déglutir, mais le nœud de larmes est resté dans ma gorge. Et quand j’ai demandé pourquoi, ma voix était rocailleuse.

Il a posé les mains sur mes joues.

— Tu viens d’avoir dix-sept ans, El. Et moi, j’en ai presque vingt. En plus, je travaille pour ton oncle.

Son expression était dure.

— Ton oncle ne laisserait pas passer ça. On a déjà joué avec le feu. Si on persiste, on s’y brûlera les ailes tous les deux.

J’avais envie de rétorquer que je m’en fichais. Je voulais me brûler. Je voulais m’abîmer dans les flammes avec lui jusqu’à ce que nous soyons réduits en cendres.

Mais je n’ai rien dit, parce que je savais qu’il avait raison.

Lentement, il a secoué la tête, profondément attristé.

— Je ne voulais pas…

— Quoi ?

— Je n’ai jamais demandé à venir ici.

— À Laguna Cortez ?

Ma voix montait dans les aigus sous l’effet de la surprise.

— Je pensais que tout le monde voulait venir ici, ai-je ajouté.

— Mon père m’a forcé. Mais maintenant…

Il s’est interrompu, passant les doigts dans ses cheveux courts.

— Mon Dieu, Ellie, maintenant c’est exactement là où je veux être.

— S’il te plaît, ai-je répété, laissant échapper le mot avant de perdre mon sang-froid. J’en ai envie.

Il a ébauché un sourire.

— Moi aussi. Évidemment. Mais on ne peut pas.

— Bien sûr que si. Peter a tout juste remarqué qu’on était amis, et encore moins qu’il y avait autre chose.

— Bon, d’accord. On pourrait peut-être.

Pendant un moment, mon cœur s’est arrêté, puis il a continué :

— Mais, El. Je ne le ferai pas.

Le sujet était clos.

Tous les soirs, en me couchant, je glissais ma main entre mes jambes et je l’imaginais faire tout ce que je lisais dans les romans d’amour. Chaque nuit, je priais en silence pour qu’il se faufile dans ma chambre et dans mon lit.

Mais il ne l’a jamais fait. Il a tenu parole, même si chaque fois que nous étions seuls, l’air était tellement chargé de tension que j’étais sûre que l’un de nous allait craquer.

Toutefois, nous ne l’avons pas fait.

Pas à ce moment-là, du moins. Pas encore.

Pendant les deux mois qui ont suivi, notre amitié s’est renforcée. Surtout avec le départ de Brandy, il est devenu mon ami le plus proche. Nous avons discuté pendant des heures, cet été-là, quand il avait fini de travailler. Nous nous retrouvions principalement près des flaques à marée basse. Parfois, il restait tard à la maison, car mon oncle Peter n’était presque jamais là.

Nous parlions, cuisinions ensemble ou regardions des films. D’horreur, surtout, c’était une excuse pour nous asseoir tout près l’un de l’autre et nous tenir la main dès la première scène effrayante.

Et toujours, toujours, il y avait une avidité entre nous, une envie coupable qui me contraignait à serrer les cuisses pour soulager la pression. Je m’imaginais ramper sur ses genoux et faire exactement ce que faisaient les filles dans ces films.

Je n’avais même pas peur, si je le faisais, que le monstre m’attrape, moi aussi, comme à l’écran.

J’aurais peut-être dû m’en inquiéter. Peut-être qu’en fin de compte, j’ai vraiment attiré les monstres dans ma vie.

Je ne sais pas. En tout cas, je me souviens très bien de ce jour de septembre où le chef Randall est venu au lycée et m’a annoncé la mort de l’oncle Peter. Tué d’une seule balle dans la nuque, tirée par un monstre.

En proie au chagrin et à la peur, j’ai couru jusque chez moi, m’attendant à trouver Alex dans le bureau. Mais il n’était pas là. Plus tard, j’ai appris qu’il était parti vérifier les livres de comptes dans l’une des propriétés de l’oncle Peter, où un inspecteur était allé lui annoncer la nouvelle tragique. Ils avaient interrogé Alex pendant plus d’une heure, fouillant dans les affaires de l’oncle Peter à la recherche d’indices pour savoir qui aurait pu lui garder rancune.

Je ne savais rien de tout cela à l’époque. Tout ce que je savais, c’était que je mourais de l’intérieur. Que j’avais besoin d’entendre sa voix pour m’assurer qu’il allait bien. Parce que tous ceux que j’aimais – absolument tous– m’avaient été enlevés. Ça ne finirait donc jamais.

Pendant tout l’après-midi et toute la soirée, je suis restée assise avec mon téléphone à côté de moi, recroquevillée sous une couverture dans le salon en compagnie d’Amy Randall, la femme du chef de la police, qui m’apportait du thé chaud et des biscuits. J’étais reconnaissante qu’elle prenne soin de moi, pourtant malgré sa présence, je me sentais atrocement seule.

Alex n’a jamais appelé. À dix heures du soir, elle m’a embrassée sur la joue et s’est installée dans la chambre d’amis. Je suis montée dans ma propre chambre… et il était là, assis sur le bord de mon lit.

Sans trop savoir comment, j’ai réussi à fermer et à verrouiller la porte derrière moi avant de tomber en sanglots dans ses bras.

— Ça va aller, a murmuré Alex. Ça me fait de la peine que tu souffres, mais tu es forte, El. N’oublie jamais à quel point tu es forte.

Il y avait des trémolos nouveaux dans sa voix. Il parlait directement à mon âme quand il a dit :

— Je connais ton cœur, tu survivras. Je vais te dire autre chose, aussi. Je t’aime, Elsa Holmes.

Sa voix était vibrante d’émotion.

— C’est pour ça que je t’appelle El, a-t-il ajouté, son pouce et son index formant la lettre L. Parce que c’est la première lettre du mot Love.

Une joie pure est venue chasser la détresse et le chagrin alors qu’il posait une main sur ma joue, ses yeux rivés aux miens.

— Promets-moi que tu n’oublieras jamais ça.

— Alex…

Je pouvais à peine prononcer son prénom entre mes larmes.

— Promets-le-moi.

Son ordre était ferme. Exigeant.

— C’est promis.

Il a fermé les yeux et pris une profonde inspiration. Quand il les a rouverts, l’intensité farouche que j’y ai perçue m’a coupé le souffle. C’était une flamme ardente.

— Ce soir, Ellie. Je veux t’avoir ce soir, tant pis pour les circonstances.

— Oui.

J’avais envie de pleurer de soulagement.

— Oui, ai-je répété.

Ce simple mot s’est effacé sous l’effleurement de ses lèvres, dans un contact innocent et tendre qui s’est rapidement déployé en véritable passion, en échange brutal.

C’était merveilleux.

Il m’a retournée sur le dos et m’a chevauchée, sa bouche ferme contre la mienne alors que je me cramponnais à ses hanches et l’attirais à moi sur le lit, avide d’une connexion plus profonde. J’avais besoin de sentir sa peau contre la mienne. Je voulais tout ce sur quoi j’avais fantasmé, et je le voulais tout de suite. En même temps, j’avais envie de prendre mon temps, que cela dure éternellement. Je ne voulais personne d’autre qu’Alex, et rien d’autre que d’être dans ses bras.

— Ellie, a-t-il chuchoté avant de descendre le long de mon cou, et plus bas encore, faisant pleuvoir ses baisers sur mon corps.

Je ne portais pas de soutien-gorge et sa bouche s’est refermée sur mon sein à travers mon t-shirt. Je me suis cambrée, tellement surprise par l’intensité de la sensation que j’ai dû me mordre la base du pouce pour ne pas crier. Amy était de l’autre côté de la maison, un étage en dessous, mais l’ampleur de ce que je ressentais était telle que si je lâchais prise, j’étais certaine que mes cris de plaisir ébranleraient les murs.

Il s’est aventuré encore plus bas, sa langue taquinant la fine bande de peau nue entre mon haut et mon bas de pyjama. Je me trémoussais sous ses attentions. J’ai senti le frôlement de ses doigts quand il a dénoué le cordon, puis je l’ai vu lever la tête et rencontrer mes yeux alors qu’il baissait délicatement mon pantalon, ainsi que ma culotte. Un frisson m’a parcourue – pas de peur, mais d’impatience, les nerfs à vif.

— Ça va ?

J’ai acquiescé, puis fermé les yeux tandis qu’il embrassait mon nombril avant de continuer sa progression. De part et d’autre de mon corps, ses mains me caressaient les côtes, ses pouces effleurant à peine le galbe de mes seins. Le seul contact vraiment intime était celui de sa bouche. Une parcelle de peau si fine, capable de provoquer les plus délicieuses des sensations.

Il bougeait avec une lenteur insoutenable, sans doute pour s’assurer que je sois prête. Je planais déjà sous la chaleur, la fougue et le besoin qu’il déchaînait en moi. Malgré toutes les fois où je m’étais donné du plaisir seule, je n’avais jamais connu cette fébrilité grandissante, le pur plaisir érotique d’être attisée et entraînée sur un chemin sensuel vers une avalanche de plaisir.

C’en était presque trop. J’ai gémi et ondulé des hanches alors que ses lèvres se pressaient sur mon mont de Vénus. Il a glissé ses mains sur mes flancs et m’a agrippée par la taille, me tenant fermement en place. Une seule fois, il a retiré sa bouche de ma peau, et c’est à ce moment-là qu’il m’a parlé. Mes yeux étaient fermés et je me cambrais, le corps tendu par l’envie.

— Tu devrais te toucher, a-t-il dit. Tes seins. Tes tétons.

— Pourquoi ?

— Ça te plaira. Je le ferai aussi.

J’ai dégluti. La pensée qu’il allait me regarder faire quelque chose d’aussi intime me rendait terriblement nerveuse. Plutôt ironique, étant donné ce qu’il me faisait en cet instant. Malgré tout, j’ai fait ce qu’il me demandait, effleurant du bout du doigt mon mamelon dressé. Seigneur, les étincelles que ce simple geste a produites ! J’ai refermé les paupières, oubliant toute ma nervosité, laissant mes mains jouer avec mes propres seins pendant que sa bouche continuait son exploration. Sa langue me caressait de telle sorte que je me mordais la lèvre inférieure pour me retenir de gémir, de peur qu’il ne s’inquiète et s’interrompe.

Soudain… Oh, mon Dieu ! Soudain, mon corps tout entier s’est contracté et a explosé avec une intensité que je n’avais jamais atteinte. Toute seule, je n’allais jamais jusqu’au bout. Mais Alex était implacable. Il a continué de m’attiser, m’aspirant dans sa bouche jusqu’à ce que j’en oublie toute pudeur, me laissant aller aux secousses de plaisir, criant sans retenue. Enfin, il est remonté le long de mon corps et a posé sa main sur ma bouche, me rappelant que les murs étaient fins.

Il m’a étreinte tout en me caressant la poitrine, puis il m’a délestée de mon t-shirt. Je me suis retrouvée nue devant lui, encore entièrement habillé.

Je me suis mordu la lèvre et j’ai demandé :

— Tu veux… ?

J’ai retenu mon souffle, attendant sa réponse. J’étais brûlante et comblée, mais j’en voulais plus encore. Je le voulais, lui.

— Désespérément, a-t-il dit. Je veux tout de toi, El. Je veux une nuit inoubliable. Je veux m’enfouir dans ton corps et te sentir exploser autour de moi.

Il m’a embrassée tout doucement.

— Tu veux bien ?

J’ai hoché la tête, frappée de mutisme, et il a déposé un nouveau baiser sur mes lèvres avant de s’asseoir, fouillant dans sa poche de derrière. Il a sorti son portefeuille et un préservatif, et je me suis sentie bête, parce que j’étais tellement survoltée que cela ne m’était même pas venu à l’esprit.

— Tu as déjà fait ça, ai-je dit.

Ça paraissait vaguement accusateur, mais en réalité, ce n’était que pour cacher mon embarras.

— Non, a-t-il répondu en enlevant son jean et sa chemise.

J’ai levé les yeux au ciel.

— Je ne suis pas naïve, tu sais.

Son sourire était à la fois doux et taquin.

— J’ai déjà couché, mais jamais avec une femme que j’aime.

— Oh.

— Je t’aime, El, et ça détruit toute ma raison.

— Comment ça ? ai-je demandé en fronçant les sourcils.

— On ne devrait pas. Pas ce soir. Pas alors que… après que… Mais bon sang, j’ai trop envie de toi. Je ne supporte pas l’idée que je pourrais…

— Quoi ?

— Te perdre ?

Curieusement, il avait posé une question, et j’ai hoché la tête en signe de compréhension. Peter était la première personne qu’il avait perdue. Et moi, je comprenais le chagrin mieux que quiconque.

— Tu ne me perdras pas, Alex, ai-je promis. Comment est-ce possible si on s’aime ?

J’ai cru voir des larmes dans ses yeux, mais ensuite il m’a embrassée, et une fois de plus, j’étais perdue. Il m’emportait sur une vague de passion. Il s’est mis à bouger lentement contre moi, chaque frottement me rapprochant encore plus d’une extase implorante jusqu’à me faire perdre la tête et me répandre en supplications.

Il ne m’a pas demandé si j’en étais sûre – il savait que je l’étais –, mais il a rencontré mon regard, et quand il a souri, j’ai vu bien plus que mon nouvel amant, j’ai vu mon meilleur ami. Et j’ai su tout de suite que, quoi qu’il arrive, la nuit serait parfaite.

Il s’est enfoncé en moi avec précaution, prenant soin de ne pas me faire mal, jusqu’à ce que je gémisse, en proie à un plaisir intense. Et quand il s’est laissé aller à son tour, j’ai ouvert les yeux et j’ai contemplé son visage extatique, stupéfaite d’avoir le pouvoir de lui procurer un tel plaisir – et tout aussi stupéfaite, quelques minutes plus tard, quand il m’a de nouveau propulsée vers les mêmes sommets, jusqu’à ce que nous soyons tous les deux épuisés, alanguis comme deux loques.

Il a roulé sur le lit, m’attirant contre lui, et nous nous sommes enlacés. Nous avons discuté à mi-voix jusqu’à ce que le sommeil nous cueille. J’ai dérivé dans ses bras, consciente que j’allais survivre. Parce qu’avec Alex à mes côtés, je pourrais survivre à tout.

C’était ce que je croyais, du moins, mais je n’ai pas tardé à apprendre que tout cela, ce n’étaient que de belles conneries bien fumeuses.

Parce qu’en me réveillant le lendemain matin, j’ai constaté qu’Alex était parti, qu’il avait disparu sans rien laisser d’autre qu’un bout de papier merdique, où il me disait qu’il était désolé et que j’étais forte. Je l’avais aimé. Je lui avais fait confiance. Et il était parti.

Tous ceux qui avaient compté dans ma vie m’avaient été fauchés contre leur gré. Mais Alex ? Il était parti de lui-même.

Ce qui faisait de lui le pire démon de tous.

 

4

C’est le meurtre de Peter qui m’a ramenée à Laguna Cortez. À l’époque, la police croyait que le suspect était un gars du nom de Ricky Mercado, qui avait pété les plombs après avoir été dénoncé par mon oncle parce qu’il trafiquait de la drogue dans l’un de ses complexes immobiliers.

C’est ce qu’on a d’abord cru, parce que Ricky Mercado s’est rendu aux autorités le lendemain du meurtre et que les preuves l’ont accablé. Il a écopé d’une peine de vingt-cinq ans de prison et a tenu environ une décennie dans le système carcéral, avant de se faire tuer dans une émeute en prison le mois dernier.

Il y a à peine une semaine, le chef Randall m’a appris qu’il y avait de nouvelles preuves, et qu’en fin de compte, Mercado ne pouvait pas avoir commis le crime. Il s’avère qu’il était à Long Beach au moment du meurtre, filmé en train de passer un savon à l’employé d’une épicerie de quartier.

Alors, qui a tué mon oncle ? Et pourquoi Mercado a-t-il avoué un crime qu’il n’avait pas commis ?

Je n’en sais rien. Mais je suis revenue pour le découvrir.

Mon téléphone sonne et je m’éloigne du bord de la falaise pour retourner auprès de ma Shelby. C’est mon rédacteur en chef. Je me penche et attrape le téléphone sur le siège passager.

— Salut, Roger. Tu viens aux nouvelles ?

— Tout juste. Comment vas-tu, petite ?

De n’importe qui d’autre, ce surnom me taperait sur les nerfs, mais Roger est mon mentor depuis le jour où je suis arrivée au Spall Monthly comme stagiaire, après avoir quitté mon emploi au service de police d’Irvine pour commencer une nouvelle vie à New York en tant que journaliste d’enquête.

Maintenant, j’ai une maîtrise en journalisme et un poste de rédactrice, mais il est resté mon mentor et ami. Il a un petit côté paternel, aussi.

— C’est bizarre d’être de retour, avoué-je.

Je sais qu’il s’inquiète pour moi. Il ne connaît pas toute mon histoire, mais il sait que les fantômes de ma famille hantent cette ville. Et il sait que j’ai laissé Laguna Cortez dans mon rétroviseur environ cinq minutes après avoir obtenu ma validation des acquis, abandonnant la terminale en plein premier semestre.

En tout et pour tout, j’ai entassé cinq cartons dans ma Shelby, puis j’ai trouvé un appartement à Irvine où j’ai travaillé comme barista avant de commencer la fac au mois de janvier. J’avais encore dix-sept ans, mais le chef Randall et Amy avaient été désignés tuteurs officiels par le tribunal.

Depuis, je ne suis pas retournée à Laguna Cortez. Je crois que je ne serais même pas revenue maintenant si Roger ne m’y avait pas poussée.

— Inspire et expire, me dit-il. Ça fait trois ans que je te connais et il n’y a rien que tu ne puisses pas affronter.

Je grince des dents. J’ai horreur d’avoir l’air faible et je suis convaincue qu’il a perçu ma réticence à revenir ici.

— Je gère, dis-je résolument. Mais je ne peux pas en faire un article.

Je contourne le capot de ma Shelby, comme si me dégourdir les jambes pouvait me permettre d’atténuer l’angoisse rampante qui gagne peu à peu du terrain.

— Je veux savoir ce qui est vraiment arrivé à mon oncle. Mais ça ne veut pas dire que je souhaite le raconter aux lecteurs du Spall. Ça reste ma vie privée. Ma famille. Tu peux le comprendre, non ?

Je sais bien qu’il le comprend. Mais je ne rate aucune occasion de le lui rappeler.

— Je veux juste que tu puisses faire ton deuil, Ellie. Si tu as besoin d’écrire un article pour ça, écris-le. Si au contraire tu veux trouver la vérité et l’enfermer sous clé, c’est ton choix aussi. Je n’insisterai pas. Pas sur un tel sujet. Par contre, tu as intérêt à me rendre ton portrait à temps.

J’éclate de rire. Décidément, ce n’est pas à un vieux singe que l’on apprend à faire la grimace.

— Je suis en route pour l’interview, là maintenant, lui assuré-je.

Pour tenter d’éviter de revenir ici, j’avais objecté qu’il me restait beaucoup de travail à faire à New York. Malin comme à son habitude, mon rédacteur en chef m’a donc chargée d’écrire un portrait sur la Fondation Devlin Saint, organisme qui a remporté un succès considérable dernièrement en sauvant et en aidant à la réinsertion des femmes et des enfants pris au piège d’un réseau de traite des êtres humains basé au Nevada. Pour cela, il m’a organisé une interview avec Devlin Saint – leDevlin Saint –, cet après-midi.

Ce n’est pas une enquête à proprement parler, mais l’article sera de premier plan. Bien qu’elle soit relativement nouvelle, la Fondation Devlin Saint s’est rapidement imposée comme l’un des organismes philanthropiques les plus importants au monde, avec une influence dans les projets éducatifs, les efforts de réhabilitation criminelle, le développement mondial, la lutte contre la faim, les arts et bien plus encore.

Son succès, bien sûr, est attribué à Saint lui-même, son fondateur mystérieux, jeune et extrêmement secret. Un homme qui a lancé la FDS il y a seulement cinq ans et a réussi à en faire une société à but non lucratif de renommée mondiale. Son statut de philanthrope international, brillant et généreux, n’en est pas moins modéré par sa réputation de solitaire arrogant et énigmatique, dont le sens des affaires et la beauté exceptionnelle ont ouvert la voie au succès de sa fondation, là où sa personnalité glaciale aurait échoué à elle seule.

J’ai hésité quand Roger m’a confié cette interview, avant de finir par céder. Après tout, Saint est célèbre, mais on ne sait rien de lui. Tout le pays voudra lire cet article. Ce sera excellent pour ma carrière.

Je mets fin à l’appel. J’ai besoin de bouger, surtout parce que dès que mon esprit s’est tourné vers la fondation, il s’est également tourné vers Alex. Avec un soupir, je jette un dernier coup d’œil à la ville en contrebas.

De là-haut, ça semble si petit et fragile. Comme une maquette d’architecture. Mais je connais la vérité. Malgré son soleil éclatant et ses eaux scintillantes, Laguna Cortez est synonyme de mort et de chagrin, d’arêtes vives et de douleur.

 

Elle n’a beau avoir que deux voies et des bas-côtés en terre, Sunset Canyon Road est la principale artère est-ouest de cette ville du comté d’Orange. Avec ses virages tout en douceur, c’est aussi le chemin le plus facile pour descendre des hauteurs.

Mais la facilité, ce n’est pas ce que je recherche. Pas maintenant. Loin de là.

Au lieu de serpenter cahin-caha comme une grand-mère sur la route principale, je prends la première à gauche, une petite route à flanc de canyon sans glissières de sécurité, avec un dénivelé impressionnant et de périlleux virages en épingle à cheveux.

Je roule à tombeau ouvert et ma casquette s’envole en cours de route. Mes cheveux virevoltent, me piquant les joues. Je ne tiens pas compte de ce léger inconfort. Mon attention est focalisée sur la route, sur le trajet. Maintenant, tout ce dont j’ai besoin, c’est de sentir les bourrasques sur mon visage, le vrombissement du moteur de la Shelby et l’euphorie de savoir que, pour le moment du moins, j’ai le contrôle absolu.

C’est une illusion, bien sûr, et personne ne le sait mieux que moi. Personne n’est jamais maître de son destin. Des vies sont abrégées, des rêves brisés. Des cœurs, aussi. Je pourrais rouler sur un nid-de-poule dans un instant et faire basculer la voiture. Je pourrais mourir avant même d’arriver dans le bureau de Saint.

Mais c’est tout l’intérêt du frisson, non ? Et quand j’atteins enfin le parking de la fondation, j’ai retrouvé le contrôle. Car une fois de plus, j’ai brandi mon majeur à ce connard de destin.

J’ai gagné.

Pendant un moment, je reste assise sur le siège conducteur, à savourer ma victoire. Ensuite, je tourne le rétroviseur, récupère ma brosse à cheveux dans la boîte à gants et m’attaque à mes boucles brunes lâchées librement. Je conduis toujours avec une casquette, ce qui a tendance à éviter que mes cheveux ne s’emmêlent trop, mais comme elle s’est envolée, ma tignasse est un véritable imbroglio.

Je finis par ouvrir le coffre et sors ma trousse de toilette de ma valise. Elle contient une petite fiole d’huile d’argan, et j’en utilise quelques gouttes pour venir à bout de mes nœuds. Après des années au volant de la Shelby, j’ai pris l’habitude d’avoir toujours le nécessaire sous la main.

J’en profite également pour ajuster mon maquillage, utilisant le rétroviseur comme miroir de fortune. Même si j’ai roulé depuis Los Angeles sans la capote, je suis toujours très présentable. C’est sans doute parce que j’ai la main plutôt légère avec le maquillage. Un peu de fard à paupières doré pour mettre en valeur mes yeux marron. Un peu de gloss. Du mascara, bien sûr, et juste un soupçon de blush.

En temps normal, je ne suis pas pointilleuse avec mon visage et ma coiffure. Ni mes vêtements, d’ailleurs. Bien sûr, j’aime me mettre sur mon trente-et-un pour une soirée, à l’occasion, mais ce que je préfère en tant que journaliste, c’est vivre en jean et en t-shirt. Parce que la plupart du temps, je suis assise à mon bureau, à écrire ou travailler sur mon téléphone.

Aujourd’hui, cependant, je tiens à paraître aussi professionnelle que possible. Je n’ai jamais vu de photo de Saint où il ne soit pas tiré à quatre épingles. Bon sang, cet homme est toujours parfait. Hors de question que je le rencontre sans être tout aussi impeccable. Ne serait-ce que pour Roger qui a tout organisé.

J’ai passé la nuit chez des amis à Los Angeles hier, après avoir pris cinq jours pour faire la route depuis New York. Je voulais avoir ma Shelby avec moi en Californie. Ce matin, j’ai pris le petit-déjeuner avec mes amis, puis je suis partie pour Laguna Cortez. J’ai l’intention de dormir chez Brandy le temps de rédiger mon article sur la FDS et de tirer au clair les circonstances troubles de la mort de Peter. Mon amie est revenue s’installer ici après la fac, et je l’ai appelée hier soir pour lui annoncer que je la rejoindrais après mon interview.

Je me suis habillée pour l’occasion avant de quitter Los Angeles. Un tailleur-pantalon noir classique, avec un débardeur en soie blanche et un blazer ample. Je porte des chaussures plates pour conduire, mais je me penche à l’arrière afin de récupérer les escarpins Christian Louboutin que j’ai laissés au pied de la banquette.

J’ai un faible pour les chaussures de créateurs, et comme je ne peux pas vraiment me les permettre, j’en ai fait un jeu, écumant les magasins dégriffés, les friperies et les sites de revente en ligne comme eBay. J’ai déniché cette paire il y a quelques mois, lors d’une liquidation de stock. Une bonne affaire. Elle présente aussi l’avantage d’ajouter quelques centimètres indispensables à mon mètre soixante-cinq – c’est toujours mieux pour une interview. Je me débrouille très bien sans cela, mais prendre de la hauteur aide à gagner en assurance.

Enfin prête, je prends la sacoche en cuir abîmée de mon père que j’utilise comme mallette, puis je me glisse hors de la voiture. Je m’arrête un instant pour admirer l’impressionnant bâtiment qui se dresse à la place de ce qui était autrefois une supérette, démolie depuis longtemps, dont il ne restait qu’une dalle de béton craquelée. Des batailles juridiques ont fait rage pendant longtemps autour de cette propriété, et Alex et moi, nous nous y promenions certains soirs d’été en revenant du glacier.

Nous partions de chez l’oncle Peter, sur Pacific Avenue, et empruntions la rue transversale qui mène jusqu’au quartier des arts. Nous achetions nos glaces au magasin du coin, puis nous revenions à pied vers le sud, le long de la Pacific Coast Highway pendant environ un kilomètre avant de traverser la voie rapide pour rejoindre ce terrain. De là, nous continuions vers l’océan et nos flaques à marée basse.

— Quelle épave, a dit Alex, un jour, en regardant le béton fissuré et les mauvaises herbes brûlées par le soleil sur le terrain vague.

J’ai regardé autour de moi, puis haussé les épaules.

— Ce n’est que du béton.

— C’est une horreur. À cet endroit, entre la Coast Highway et l’océan ? Le paysage mérite mieux.

— Bon…

J’ai cherché un bout de craie par terre. Les jeunes venaient souvent ici pour dessiner sur la dalle et ce n’était pas difficile à trouver. Je me suis penchée pour écrire El et Alex, employant le surnom qu’il avait pris l’habitude de me donner quelques semaines après notre premier baiser. Tout le monde m’avait toujours appelée Ellie.

Ensuite, je lui ai souri.

— Voilà, c’est à nous, maintenant. On peut imaginer ce qu’on veut sur cet endroit. C’est mieux comme ça ?

— Oh, El, a-t-il répondu avec ce sourire à la fois tendre et séduisant. Oui, c’est vraiment mieux.

Maintenant, je reste figée, perdue dans le souvenir. Puis je ravale la boule dans ma gorge et reviens du passé. La bâtisse qui se dresse devant moi est tout en ciment, en acier et en verre, avec des lignes épurées et des angles nets. Quatre étages qui scintillent au soleil, agrémentés d’un bel aménagement paysager respectueux de l’environnement sur un terrain qui s’étend jusqu’à la plage de sable fin.

C’est absolument magnifique, et pourtant, ça ne me plaît pas du tout.

Parce que cet immeuble n’est pas censé être ici. Je me fiche éperdument du jardin xérophile écolo et des matériaux d’origine locale. Je me fiche de la beauté de l’architecture, qui donne l’impression d’être aussi naturelle dans le décor que les falaises escarpées et les criques rocheuses.

Et je me fiche que le fabuleux Devlin Saint ait récupéré cette friche à la propriété contestée pour mettre tout le monde d’accord en y établissant les somptueux bureaux de sa fondation.

Parce que c’était chez nous, ici. Notre terrain. Et j’en veux à Saint de m’avoir volé ce souvenir.

Un nouvel élan de colère me traverse. Pas envers Saint cette fois, ni même envers Alex. Non, je suis en colère contre moi-même. Parce qu’Alex Leto était un con. Un fils de pute manipulateur, et je ne lui dois rien, encore moins des souvenirs aussi bienveillants que flous, depuis le temps.

Si je pouvais le chasser de mon esprit, je le ferais, mais j’ai besoin d’exorciser le pouvoir qu’il exerce sur moi. D’ailleurs, je vais commencer tout de suite.

Après plusieurs inspirations mesurées, je sens que je m’apaise sensiblement. La main en visière pour me protéger les yeux du soleil, je rejoins le bâtiment. Et cette fois, je dois admettre que ce n’est pas si mal. Au moins, Saint s’est bien débrouillé pour bâtir un ensemble cohérent. Il est parti d’une horreur et l’a transformée en un résultat spectaculaire. Alex Leto, lui, n’a fait que me tourner le dos.

Je lui faisais confiance, et il m’a réduite en miettes.

Mais j’ai du plomb dans la cervelle, maintenant. Je suis plus forte. Pour reprendre ses termes.

Vous savez quoi ?

Qu’Alex Leto aille se faire foutre. Qu’il aille au diable pour m’avoir quittée dans une période déjà si difficile. Pour avoir détalé sans un mot, sans jamais reprendre contact. Pour m’avoir porté le coup fatal alors que j’étais déjà en mille morceaux.

Et surtout, qu’il aille au diable pour m’avoir brisé le cœur.

 

5

Le hall d’entrée de la Fondation Devlin Saint n’est qu’un cube bien agencé, minimaliste, mais impressionnant. Le mur tout en verre sur ma droite offre une vue imprenable sur l’océan et fournit une abondance de lumière naturelle mettant en valeur les différentes œuvres d’art qui ornent les murs en béton brossé.

Un couloir s’aventure sur la gauche, mais tourne si abruptement que je ne peux pas voir où il mène. Vraisemblablement à des bureaux. Un ascenseur, presque ironique par sa discrétion, flanque l’escalier flottant massif conduisant aux paliers des étages supérieurs.

Je m’arrête dans l’embrasure de la porte et lève les yeux vers le quatrième étage. C’est là que se trouve le bureau privé de Devlin Saint. J’aperçois une baie vitrée, actuellement opaque. Je me rappelle avoir lu quelque part que les vitres à l’intérieur de la fondation n’avaient pas de stores pour l’intimité, mais utilisaient une sorte de technologie permettant au verre d’alterner entre l’opacité et la transparence.

Ce doit être une technologie hors de prix, et je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi un organisme consacré à aider financièrement les institutions dans le besoin du monde entier choisirait de dépenser ses fonds dans du verre magique au lieu d’acheter des stores au rabais.

Malgré mes recherches sur la FDS, je m’attendais à découvrir des locaux plus simples, avec des meubles d’occasion un peu malmenés et des calendriers en papier punaisés sur les murs. Il serait logique que chaque centime durement obtenu serve exclusivement aux bonnes œuvres.

Cette configuration ultra-moderne et plutôt intimidante me déstabilise.

Je me demande si ce n’est pas l’objectif recherché, et j’ajoute mentalement ce point à ma liste de questions pour Saint.

Je traverse le hall vers le grand bureau de réception, sous l’arche de l’escalier aux marches stylisées. À proximité, deux bancs rembourrés forment un L, offrant un espace d’attente pour ceux qui, comme moi, n’ont pas encore eu l’honneur de pénétrer dans le sanctuaire de la fondation. Deux tables rectangulaires sont accolées, une devant chaque banc, toutes deux présentant une gamme bariolée de livres cartonnés ainsi que quelques brochures plus légères.

— Puis-je vous aider ?

Un homme de mon âge me sourit, avec une dentition à faire pâlir d’envie les acteurs d’Hollywood.

— Elsa Holmes, dis-je en lui montrant mes cartes de presse tout aussi brillantes et rutilantes. Ellie, c’est plus simple. J’ai rendez-vous avec Monsieur Saint.

— Bien sûr.

Il tape sur un clavier dissimulé à ma vue tout en baissant les yeux, sans doute vers un écran d’ordinateur intégré dans la surface en verre du bureau. Son front se plisse.

— Je suis désolé, il semblerait que Monsieur Saint ne soit pas disponible.

— Oh.

Je consulte mon téléphone, mais ce n’est qu’un réflexe. Je sais quelle heure il est, seize heures tapantes. Et je sais à quelle heure mon rendez-vous est prévu, seize heures quinze.

— Excusez-moi, mais j’ai appelé ce matin pour confirmer le rendez-vous. Il s’est passé quelque chose ?

Son cou vire au rouge et j’ai le sentiment qu’en temps normal, à la fondation, tout devrait se dérouler – et se déroule certainement – avec plus de fluidité.

— Si vous voulez vous asseoir, quelqu’un viendra vous voir dans une minute.

J’acquiesce. Je ne sais pas s’ils ont réservé deux rendez-vous en même temps ou si Saint a pris une initiative sans en avertir son personnel, mais c’est un premier couac.

— Je m’excuse encore pour ce retard. Souhaitez-vous quelque chose en attendant ? Du café ? De l’eau ?

Je prendrais bien un café, mais étant donné que je porte une chemise blanche, je prends la seconde option. En sirotant mon eau pétillante en bouteille, je m’assieds sur l’un des bancs et feuillette les brochures. Chacune traite de la fondation et représente une année de travail. Ce sont de grands livres reliés, essentiellement remplis de photos des différentes missions avec juste un peu de texte décrivant l’objectif de telle ou telle subvention et la progression de chaque projet.

Je tourne les pages du recueil de l’année dernière à la recherche d’une photo de Saint, mais il n’y en a pas beaucoup. Décidément, cet homme tient à sa vie privée.

Pourtant, j’en ai vu assez pour le reconnaître si je le croisais dans la rue. Il est d’une beauté presque irréelle, avec une crinière foncée, longue et ondulée, qui lui arrive au menton, des yeux vert émeraude qu’il cache derrière des lunettes à monture sombre accentuant ses traits finement ciselés et sa peau mordorée. Une fine cicatrice fend son sourcil en deux et entaille sa pommette, se poursuivant en travers de sa moustache bien taillée.

En un mot, non seulement il est sexy, mais il est parfaitement mon genre. Quelque chose chez lui me rappelle Alex, même si je suis incapable de mettre le doigt dessus. Ils ont le même teint, mais Alex était blond et rasé de près. Son visage était plus rond, aussi, son nez un peu plus large, et si ses yeux étaient beaux, ils étaient d’un brun sablonneux et doré, non pas d’un vert vif.

Malgré ça, la photo de Saint évoque la mémoire d’Alex, et je n’arrive pas à savoir si ce sera un atout ou un obstacle lors de notre entretien.

La vérité, c’est que je connais très peu Saint. Mais là encore, qui le connaît ? Il n’est pas avare en interviews, pourtant chaque fois, il reste concentré sur la fondation et sa mission, réorientant toutes les questions personnelles, si habilement que la plupart du temps, le journaliste ne remarque même pas le changement. Je m’en suis aperçu, cependant. J’ai passé une grande partie de la semaine dernière à regarder des rediffusions de conférences de presse de la fondation, et cet homme est un expert en manipulation des médias.

Je souris à part moi, certaine qu’il essaiera la même tactique. Dommage pour lui, parce que non seulement je le vois venir, mais j’adore les défis.

En même temps, je ne suis pas dupe. Ce ne sera pas facile de lui soutirer des détails personnels pour mon article. Mes recherches sur la vie personnelle et professionnelle de Saint avant la fondation n’ont pratiquement pas abouti. Pas plus que n’importe quel aspect de sa vie, à l’exception des faits les plus élémentaires. Lieu de naissance. Noms des parents. Éducation. Service militaire.

Ses parents sont morts, les quelques professeurs que j’ai pu joindre ces derniers jours se souvenaient de lui comme d’un élève calme, mais studieux, et le département presse de l’armée a confirmé que son bilan militaire était brillantissime. Absolument rien à signaler. En revanche, je ne dispose que de faits bruts sans consistance. Pas d’enjolivement. Je sais que sa valeur nette personnelle dépasse le milliard de dollars, mais à part cet accomplissement impressionnant, Devlin Saint me paraît plutôt fade.

Description étrange pour un homme qui a construit une fondation caritative disposant maintenant d’une dotation de plus de trente milliards de dollars.

J’ai dit à Roger qu’il me faisait penser au magicien d’Oz. Et j’ai hâte d’avoir un aperçu de l’homme qui se cache derrière le masque des apparences.

— Ellie !

Je lève les yeux en entendant mon nom, prononcé d’une voix familière et envoûtante. Une femme aux cheveux noirs avec une mèche grise d’un côté du visage s’avance vers moi, son sourire si radieux qu’il en est presque aveuglant.

Elle semble avoir une petite cinquantaine d’années, avec des pommettes hautes et le genre de structure faciale vantée dans les magazines. Elle est élégante, mesure environ dix centimètres de plus que moi et marche en toute confiance sur les talons en titane de ses sandales roses Stuart Weitzman Nudist, que je lui jalouse instantanément.

C’est tout à fait le genre de femme que j’ai envie de connaître, mais je n’ai aucune idée de qui elle est.

Je m’apprête à admettre ma défaite quand les pièces du puzzle se mettent soudain en place.

— Madame Danvers ?

Son sourire est aussi rayonnant que le soleil.

— J’espérais que tu me reconnaîtrais.

Elle me tend les bras et je m’empresse de la rejoindre, me laissant attirer dans une étreinte.

— Ça fait bien trop longtemps.

— C’est vrai, dis-je.

Je suis honnête, c’est l’une des rares personnes qui m’ont manqué quand j’ai quitté Laguna Cortez.

Mon père m’a toujours conseillé de ne jamais juger les gens sur une première impression, mais ma première impression de Tamra Danvers était celle d’une femme stoïque un peu effrayante, à cause de l’engouement de mon père pour le film Rebecca, avec Madame Danvers la foldingue. Et il m’a fallu un certain temps pour me réchauffer à son contact. Après, cependant, j’étais conquise.

— Je me souviens, quand tu m’aidais à rédiger des bulletins communautaires. Et maintenant, tu écris pour un magazine comme leSpall. Au risque de paraître un peu cliché, je dirais que je suis fière de toi.

Je secoue la tête.

— Pas du tout. De votre part, c’est très touchant.

Tamra Danvers est devenue agent de liaison auprès de la communauté au poste de police, vers la période où je suis entrée en première. J’étais en stage là-bas pendant mon temps libre, les mardis et jeudis, et je me voyais déjà flic comme mon père.

Quand elle m’a appris que son mari était mort lors d’une opération militaire, j’ai ressenti un choc, une connexion inattendue. Nous avions toutes les deux perdu brutalement des êtres chers.

Elle a démissionné environ un mois après le départ d’Alex. Mais contrairement à lui, elle n’est pas partie sans laisser d’adresse. Elle a déménagé à Phoenix pour s’occuper d’un parent âgé. Elle m’a manqué, mais à ce moment-là, je commençais déjà à lorgner de nouveaux horizons.

— Ça me fait tellement plaisir de vous voir, mais pourquoi êtes-vous ici ?

Je fais la grimace en prenant conscience, un peu tard, certes, que ma question est probablement trop directe pour être polie.

— Je voulais te présenter mes excuses pour le cafouillage dans le planning. Je n’ai remarqué ton nom que ce matin sur son emploi du temps. C’est ma stagiaire qui a noté la réservation. Les horaires de Monsieur Saint ont changé, j’aurais dû t’appeler. Mais pour être honnête, j’avais égoïstement envie de te voir.

— J’en suis la première ravie ! Mais ce que je voulais dire, c’est que faites-vous ici ?

— Oh ! Cette ville me manquait. Je suis directrice de la publicité à la fondation depuis son lancement par Monsieur Saint.

Je hoche la tête. C’est Roger qui a prévu l’interview à ma place, sinon je suis sûre que j’aurais reconnu son nom.

— Attends, je vais vérifier avec l’assistant de Monsieur Saint s’il est possible de reporter votre interview à la semaine prochaine, reprend-elle. J’imagine que tu restes en ville un moment ?

— Oui. Et j’aimerais aussi réserver du temps dans la salle de recherche. Éventuellement, je pourrais faire les deux demain ?

L’un des atouts majeurs de la Fondation Devlin Saint, c’est sa bibliothèque de documents de recherche sur tous les aspects des causes qu’elle soutient et des horreurs qu’elle combat. Je suis impatiente de consulter la documentation concernant ce réseau de trafic d’êtres humains dans le Nevada, qui sera au cœur de mon article.

— J’ai bien peur que non. Nous avons un gala de charité demain, alors nous sommes fermés au public pour nous préparer.

Elle incline la tête en me dévisageant.

— Officiellement, nous n’avons plus de billets. Mais…

Elle s’interrompt, puis ouvre son étui en cuir.

— Ni vu ni connu, dit-elle en me tendant une enveloppe. Nous en gardons toujours quelques-unes pour les VIP.

— Oh. Avec joie. Tant que ça ne vous cause pas d’ennuis.

— Ne t’inquiète pas. Ça en vaudrait quand même la peine.

Puis elle m’adresse un clin d’œil. J’ai beau faire un effort, je ne saisis pas le sous-entendu.

 

Si je n’avais pas vu Tamra, je serais de mauvais poil après l’annulation de l’interview. Or non seulement j’ai obtenu un billet pour le gala – un événement qui aura parfaitement sa place dans mon article –, mais j’ai également renoué le contact avec une amie. Une femme qui, comme Brandy, est l’un des rares éléments positifs que j’associe à mes années à Laguna Cortez.

Et puis, de cette façon, ça me laisse toute la journée de demain pour me concentrer sur Peter au lieu de rester plantée devant mon ordinateur à travailler sur l’article de Saint. Et j’ai le reste de l’après-midi pour profiter de l’air frais de l’automne. Les étés en Californie sont délicieux, mais l’automne ici a toujours été ma saison préférée. La ville est un peu plus endormie, les couchers de soleil sont incroyables et il y a moins de touristes qui se promènent sur les plages.

À ce propos…

Je rebroussais chemin vers le parking et ma Shelby, mais je me ravise et je fais demi-tour pour suivre une allée de pierre vers l’arrière du bâtiment. Même si je ne suis jamais venue à la fondation auparavant, j’ai fait mes recherches et j’ai élaboré une carte dans mon esprit, remplissant les petits détails jusqu’à connaître les lieux mieux qu’un employé d’ici.

L’immeuble de la fondation est orienté vers le Pacifique. Le mur est entièrement constitué de panneaux de verre pliants qui s’ouvrent sur une immense terrasse dallée, dont le point central est un magnifique brasero. Au-delà de la terrasse s’étend un jardin paysager où se croisent des sentiers pédestres convergeant vers la plage.

Je traverse la terrasse, quittant le bâtiment par son côté sud. À ma gauche, j’ai maintenant une vue directe sur leSeaSide Inn, le petit hôtel de l’autre côté de l’autoroute, lieu emblématique de Laguna Cortez d’aussi longtemps que je me souvienne.

À un moment donné, mon oncle en était propriétaire, en plus de quelques autres résidences hôtelières de la ville. Je l’ai même aidé à en décorer le bureau, si tant est qu’une visite à la quincaillerie et un choix de peinture sur un nuancier soient d’une grande aide – ou puissent être qualifiés de décoration.

Je me tourne de l’autre côté, face à l’océan. Les flaques à marée basse ne sont qu’à quelques minutes de marche et je fais un pas dans cette direction, avant de m’arrêter. Ces retenues d’eau étaient notre coin à nous, à Alex et moi, et j’ai adoré tous ces instants passés sur les rochers gris poreux qui se dressent sur les longues étendues de sable désertes. C’est là qu’il m’a embrassée pour la première fois. Et je m’y suis toujours sentie en sécurité.

Sans compter que je n’y suis jamais retournée depuis son départ.

Par méfiance, peut-être, ou pour garder intacts les souvenirs, je ne peux me résoudre à revenir en arrière maintenant. Alors, je me retourne vers l’autoroute et reviens sur mes pas, le mur sud de la fondation sur ma gauche.

De là, je distingue le balcon du quatrième étage, et je sais d’après l’article que j’ai lu sur l’architecture du bâtiment qu’il s’agit du bureau privé de Saint. Non que je puisse voir grand-chose, cela dit. D’en dessous, j’aperçois la rambarde vitrée et un fragment de la porte en verre menant à l’intérieur. Je m’arrête pourtant un instant, imaginant que Saint se tient à sa fenêtre et qu’il me regarde, lui aussi.

Je fronce les sourcils en me demandant ce qui l’a contraint à reporter notre entretien. A-t-il quitté la ville ? Ou est-il en ce moment dans son bureau ? Bon sang, peut-être qu’il est vraiment à sa fenêtre, à me regarder.

Il n’a aucune raison de l’être, bien sûr, et je continue à longer l’immeuble pour retourner à ma Shelby, de l’autre côté.

À chaque pas, pourtant, cette sensation de picotement devient plus forte, l’impression étrange d’être observée. Ce n’est pas quelque chose que je peux ignorer. Bon sang, j’ai été élevée par un flic et j’ai moi-même travaillé pendant deux ans avant de reprendre mes études.

À mi-chemin et sans avertissement, je fais volte-face et regarde derrière moi. Vers l’océan, le sentier menant à la plage à marée basse… et le balcon du bureau de Devlin Saint.

Il est là, debout.

Un homme dans la pénombre, abrité par le bâtiment.

Ce doit être Saint.

Et il me regarde.

 

6

— Tu es là !

J’entends crier Brandy en même temps que je la vois accourir sur le trottoir, ses cheveux blonds aux pointes roses voletant autour d’elle. Elle se jette à mon cou. Tout en courbes, elle mesure plus d’un mètre quatre-vingt, soit quinze bons centimètres de plus que moi. Une chance qu’on ne tombe pas à la renverse.

— Enfoirée ! s’exclame-t-elle, d’une voix mélodieuse teintée d’humour, avec un soupçon d’agacement bien réel. Tu étais censée arriver hier. On devait boire et papoter, et tu devais me parler de ta mission, et ce matin, on serait allées courir sur la plage avant que tu partes faire ton boulot de journaliste.

— C’est complètement faux, protesté-je en m’extirpant de son étreinte avant de l’entraîner vers la façade du Cask & Barrelpour ne pas occuper le trottoir et gêner les clients qui essaient d’entrer. Je n’aurais jamais accepté d’aller faire du jogging.

Brandy le sait. Pour moi, la course à pied est une torture digne des feux de l’enfer.

— Bon, d’accord. Tu aurais joué avec Jake pendant que je serais allée courir.

Elle s’adosse contre la façade en pierre et en bois, les bras croisés sur sa poitrine.

— Pauvre Jake.

C’est le vieux chien de Brandy, croisement entre un labrador et un bâtard, qui se prend toujours pour un chiot. J’étais là le jour où elle l’a ramené du refuge, et Jake compte résolument parmi les quelques amis qui m’ont manqué après mon départ de la ville.

— Est-ce qu’il me déteste ?

— Pas autant que moi, me dit-elle. Bon sang, Ellie. Mais où étais-tu passée ? D’abord, tu me dis que tu arrives hier, puis tout ce que je reçois ce matin, c’est un texto pour me dire que tu me tiens au courant quand tu seras dispo.

— Je t’aiprévenue dès que j’ai été libre. Et j’aiappelé hier, aussi. Je t’ai laissé un message pour te faire savoir que je passais la nuit chez des amis à Los Angeles.

— Un message, mon cul. Tu ne m’as rien laissé du tout.

Elle sort son téléphone d’un sac en toile cirée, puis effleure l’écran.

— Pas un seul message vocal, et…

— Ton répondeur, Brandy. Celui que tu as insisté pour avoir sur ton téléphone fixe histoire de – comment dis-tu déjà ? – ne plus dépendrede ton portable.

— Oui, bon. Mais je n’ai jamais pensé que mes vrais amis l’utiliseraient.

Je m’efforce de ne pas me cogner la tête contre la façade du pub. Je suis amie avec Brandy depuis la maternelle, alors nous connaissons bien les petites manies l’une de l’autre. Cela dit, étant donné qu’elle passe la majeure partie de ses journées sur les réseaux sociaux à faire sa pub et celle de la boutique en ligne où elle vend des sacs à main et des fourre-tout artisanaux, comme celui qu’elle porte en ce moment même, cette volonté de prendre ses distances avec son téléphone portable m’a toujours semblé fumeuse.

— Entrons, dis-je. J’ai besoin d’un verre et je veux tout savoir sur les résultats de BB Bags.

Les initiales sont les siennes, Brandy Bradshaw, et bien que ce ne soit pas le nom de marque le plus original au monde, c’est moi qui y ai pensé, alors je me sens personnellement investie dans le succès de son entreprise.

— Ça marche du tonnerre, dit-elle en hochant la tête pour remercier le beau mec qui nous tient la porte.

Le Cask & Barrelest un nouveau bar, au bas de la colline où habite maintenant Brandy. J’ai beau me creuser la tête, impossible de me rappeler ce qu’il y avait là avant. C’est une sensation étrange, qui ne fait que souligner qu’il ne s’agit plus vraiment de ma ville. Enfin, c’est peut-être mieux comme ça. Dès que j’ai pu, j’ai fui le Laguna Cortez que je connaissais. Qui sait, peut-être que cette nouvelle version me réussira mieux ?

Le pub se résume à un immense bar en chêne poli de forme ovale autour duquel des sièges sont disposés.

— Du tonnerre, mais encore ? demandé-je une fois que nous avons pris place sur les deux seuls tabourets disponibles et passé commande.

— Les ventes en ligne sont excellentes. Et puis, je vends aussi dans quelques boutiques ici et à Los Angeles.

— C’est incroyable, même si je ne suis pas surprise.

Ce n’est pas une formule de politesse. Les sacs qu’elle conçoit et fabrique sont fabuleux, et si je n’aimais pas tant le vieux cartable de mon père, j’en porterais régulièrement moi-même.

Je suis totalement convaincue que Brandy va connaître le succès un de ces jours. En attendant, comme beaucoup d’artistes, elle a du mal à joindre les deux bouts. Enfin, dans son malheur, elle a de la chance, avec une grande maison, un propriétaire adorable et un loyer très modéré.

— J’ai déjà remboursé tout mon prêt étudiant, et le mois prochain, je vais embaucher quelqu’un à temps partiel pour m’aider.

— Waouh, dis-je alors qu’elle affiche un grand sourire, visiblement fière d’elle.

Elle a bien raison. Pour quelqu’un dont la vie a basculé quand elle avait seize ans, ma meilleure amie a plutôt bien rebondi.

Le barman fait glisser nos verres devant nous, un bourbon pour moi et une margarita pour elle. Je prends une gorgée rapide pendant qu’elle suçote le bout de sa paille avant de la pointer vers moi, la tête penchée sur le côté de sorte que ses cheveux roses effleurent son minuscule tatouage, une plume à la naissance de son sein gauche.

— Bon, je ne peux pas feindre l’indifférence plus longtemps, déclare-t-elle enfin. Comment est Saint ? Tu as perdu tous tes moyens ? Il est déjà canon sur les photos, mais à en croire ce qu’on raconte, il est tellement beau en personne que tout le monde en perd ses moyens.

Je pince les lèvres et pioche une noix du Brésil dans le bol devant nous.

— Je ne pourrais pas te le dire. Il y a eu un souci d’agenda, l’interview est reportée.

— Ça craint.

Je lève une épaule.

— Ça arrive. Seulement…

Je m’arrête pour picorer une autre noix. Apparemment, j’ai plus faim que je ne le pensais.

— Quoi ?

Je fais tournoyer le contenu de mon verre en avalant la noix et je regarde le glaçon décrire un cercle.

— Je l’ai vu en train de me regarder quand je m’en allais. Enfin, je crois que c’était lui.

— Tu veux dire qu’il a annulé ? Il n’y avait pas de problème d’agenda ?

— Je ne sais pas. Je me fais peut-être des idées.

Elle secoue la tête.

— Ça m’étonnerait. Instinct de flic, pas vrai ? Tu es censée te baser sur les preuves, mais faire confiance à ton instinct. Lamar me dit toujours ça.

Lamar et moi portions l’uniforme ensemble à Irvine. À peu près à l’époque où je suis partie pour New York, il a démissionné et intégré les forces de l’ordre à Laguna Cortez. Je lui ai présenté Brandy et notre duo amical est rapidement devenu un trio.

— Je ne suis plus flic, précisé-je.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as ça dans le sang.

Je hausse les épaules.

— Il était peut-être dans son bureau, mais avec quelque chose d’important à faire. Comme une conférence téléphonique avec le Pape.

Elle ricane.

— À quand l’interview est reportée ?

— Officiellement lundi, mais je n’attendrai pas aussi longtemps. Je vais au gala de demain soir. J’espère pouvoir le coincer là-bas.

— Oh, je vois, on veut se la jouer Woodward et Bernie ?

— Bernstein, rectifié-je. Le journaliste qui a révélé le scandale du Watergate, c’est Bernstein.

— Je sais, dit-elle en levant les yeux au ciel. C’était un petit diminutif. Bon, changeons de sujet, enchaîne-t-elle. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Euh, tu as dit qu’on devait boire un coup, alors voilà…

— Laisse tomber le journalisme. Ta vraie vocation, c’est le stand-up, petite comique !

Je pouffe, mais en voyant l’inquiétude sur son visage, je retrouve mon sérieux.

— Tu penses que j’aurais dû rester à New York ?

Son expression est un tel modèle de tristesse qu’elle devrait être immortalisée et présentée dans une galerie d’art, sous l’intitulé : Une fille intensément triste.

— Je veux que tu reviennes, me dit-elle. Je suis tellement contente que tu sois ici en ce moment, et je me sens tellement coupable d’être heureuse. Parce que tu es partie pour une bonne raison, Ellie. D’ailleurs, tu es même partie pour de nombreuses raisons.

— Je ne suis pas revenue pour rester.

Elle le sait. Nous avons eu de longues conversations au téléphone et par textos.

— Je suis ici pour Peter et l’article sur la FDS, mais ensuite, je repars.

— À d’autres ! On sait toutes les deux que ça fera un joli petit article bien consensuel. Mais putain ! Tu m’as dit que tu voulais travailler sur de grosses affaires, quelque chose de consistant. Pas passer la brosse à reluire à une gentille fondation qui fait du bon boulot.

— Tu ne…

Elle lève la main et son regard implacable me réduit au silence.

— Quant à ton oncle, aussi difficile que soit la réalité, après dix ans, ça restera sans doute insoluble. Mercado est mort. C’est une impasse, purement et simplement.

Je grimace, mais ne dis rien. Parce que, bien sûr, elle a raison.

— Tu disais que tu voulais suivre les traces de ton père avec un stylo au lieu d’un badge ? Enquêter sur des atrocités et les exposer aux yeux du monde ? Je croyais que c’était ce qui te motivait. Tu sais que c’est ce que j’aime le plus chez toi ? Enfin, c’est évident. Moi, ce qui me motive, c’est de fabriquer des sacs à main. Je suis douée dans ce domaine, d’accord, mais bon, ce n’est pas comme si j’exerçais un métier qui change le monde.

J’ouvre la bouche, mais elle lève la main pour me faire taire.

— Non, c’est vrai, reprend-elle. Alors que toi, si. En tout cas, tu devrais. Tu n’as jamais voulu te contenter d’écrire sur des personnes qui ont fait la différence. Tu voulais faire partiede ces personnes, faire une différence avec tes mots. Et peu importe comment tu présentes les choses, ce n’est pas la raison pour laquelle tu es ici. Raconte-moi des conneries si tu veux, mais ne te mens pas à toi-même.

— Waouh.

Elle fait la grimace.

— Désolée. Je sais. Je suis nulle. Je ne devrais pas…

— Je crois que je cherche à tourner la page.

J’ai parlé si vite que c’était à peine un balbutiement.

— Alex, dit-elle.

Je hoche la tête. Brandy est la seule à savoir que j’ai couché avec Alex – et qu’il s’est enfui. C’est un secret qu’elle a juré d’emporter dans la tombe. Même Lamar, qui a entendu parler d’Alex et de son départ, ne sait pas qu’il a pris ma virginité. Seulement qu’un garçon dont j’étais tombée amoureuse m’a laissé tomber lors d’une des pires nuits de ma vie.

— Je veux vraiment savoir ce qui est arrivé à l’oncle Peter, dis-je lentement. Je jure que je vais faire mon possible pour découvrir la vérité. Et je vais écrire un portrait approfondi qui raconte enfin au public quelque chose de concret sur Devlin Saint et sur l’horreur de ce réseau de trafiquants du Nevada. Mais, oui…

Mes épaules se soulèvent et retombent lorsque je prends une inspiration.

— Oui, je suis revenue parce que j’ai besoin de tourner la page. Avec cette ville et ses fantômes. Je crois que j’en ai besoin.

Ensuite, je pourrai peut-être passer à autre chose.

— Tourner la page, répète-t-elle.

J’acquiesce. Son sourire est hésitant, au début, mais à la fin, il pourrait illuminer cette salle obscure.

— Eh bien, voilà. C’est tout ce que je voulais savoir.

C’est ce que j’aime le plus chez Brandy, je crois. Elle va droit au but. Mais dès qu’un sujet est clos, il l’est pour de bon.

— Tu veux commander à manger ? demande-t-elle en tendant la main vers le menu du bar. Un truc à la pomme de terre, peut-être, pour absorber l’alcool de la prochaine tournée ?

— Non, finissons nos verres et rentrons chez toi. On pourra commander de la pizza.

— Toi, tu sais parler à mon cœur, dit-elle. On peut en prendre une végé et une autre… Oh.

— Quoi ?

Je me redresse, comme si sa voix était une corde tendue me tirant par le haut du crâne.

— L’occasion fait le larron. Beau gosse à onze heures, qui te regarde. De l’autre côté du bar.

— Je ne pense pas que je…

— Jette au moins un coup d’œil. Tu ne peux pas remonter en selle un jour si tu évites tous les chevaux.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? protesté-je.

Malgré tout, je regarde – en vain, puisque ma vue est gênée par l’étagère remplie de bouteilles colorées et brillantes.

— Penche-toi par ici, murmure Brandy quand je lui en fais la remarque.

Je le fais, mais l’instant d’après, je prends une vive inspiration et me redresse dans un mouvement brusque, mon cœur battant si fort que je suis surprise que mon chemisier ne tremble pas sous les vibrations.

— C’est lui, murmuré-je.

— Lui ? Qui ça ?

— Saint.

Elle écarquille les yeux.

— Sérieusement ? Non, je l’aurais sûrement…

Elle s’apprête à se pencher pour mieux le voir, mais je la retiens.

— C’est lui, déclaré-je. Et il regarde par ici.

— Alors, vas-y. Dis-lui que tu peux faire l’interview maintenant.

— Tu crois vraiment ?

Alors même que je pose la question, je connais la réponse : bon sang, oui, je devrais ! Si c’était vraiment un conflit d’emplois du temps, il ne devrait pas y voir d’inconvénient. Et s’il m’a délibérément renvoyée cet après-midi ? Au moins, je serai fixée.

— Vas-y.

— Très bien.

J’avale le reste de mon verre, puis opine.

— D’accord, c’est exactement ce que je vais faire.

Je joins le geste à la parole.

Sauf que, lorsque j’arrive de son côté du bar, Devlin Saint est parti.

 

7

—Il est parti. Ce fils de pute s’est fait la malle.

— Sérieusement ?

Brandy se penche sur le côté, comme si j’avais pu le rater.

— Qu’est-ce qui lui prend ? Bon, ça veut peut-être dire qu’il a vraiment cherché à t’esquiver cet après-midi.

Je fais la grimace, réprimant l’envie de commander un autre verre.

— Et maintenant ? Je devrais essayer de le retrouver ? Il ne doit pas être loin. On pourrait…

Brandy incline la tête.

— Euh, non. On ne va pas se lancer dans le quartier des arts à la poursuite d’un type qui a probablement sauté dans une voiture à la seconde où il a franchi la porte.

C’est vrai.

— Laissons tomber cet abruti et rentrons chez moi. J’adore ton projet pizza.

Moi aussi, mais ça, c’était avant. Maintenant, je suis fébrile. Frustrée. Et très énervée.

Je change de position sur le tabouret pour avoir une meilleure vue de l’intérieur du bar. À vrai dire, il y a beaucoup de mecs sexy par ici.

Brandy pose une main sur mon bras.

— Ellie.

Je me crispe. C’est l’avantage et l’inconvénient, avec une meilleure amie.

— Laisse tomber, Bran. Je ne suis pas toi. Je n’ai pas besoin de roses et de fleurs, de vin et de dîners aux chandelles.

Ce que je veux, c’est la frénésie. Je veux juste oublier.

— Je sais. Et c’est une bonne chose.

Je la regarde.

— Sérieusement ?

Brandy n’a jamais été du genre à accepter facilement mon comportement parfois risqué, pour le moins imprudent.

— Bien sûr. Heureusement que tu n’es pas moi. Je suis unique. Deux comme moi, ce serait trop pour ce pauvre monde.

Je lève les yeux au ciel, réfrénant un sourire.

— Seulement, je m’inquiète pour toi.

Sa voix est si douce, si sincère, que je me sens accablée malgré moi.

— Je sais.

La vérité, c’est que je m’inquiète aussi pour moi. Bolides sur la route, plans cul sans lendemain… Je suis un cas d’école pour les thérapeutes, ou du moins, je le serais si j’en consultais. Jusqu’à présent, j’ai réussi à maintenir mes démons sous cloche et je n’ai jamais éprouvé le besoin de m’allonger sur l’emblématique divan. Peut-être un jour, mais pas encore.

Et grâce à ma meilleure amie, ce n’est pas pour ce soir. J’esquisse un sourire en laissant mes épaules s’affaisser en signe de capitulation.

— Pas de comédie romantique, d’accord ? Je ne suis pas d’humeur pour des niaiseries.

— Bound ?

J’y réfléchis. Ce film a plus de vingt ans, mais c’est l’un de mes préférés.

— Deux filles canon qui se vengent d’un connard ? Oui, ce sera parfait pour ce soir.

C’est le moins qu’on puisse dire.

Une fois de retour chez Brandy, nous préparons du pop-corn, puis nous nous installons sur le canapé, de chaque côté de Jake. Nous sirotons du vin en grignotant, et à la fin du film, je me sens moins énervée et regonflée à bloc, en mode girl power.

Je suis un peu vaseuse, aussi. Et j’ai la tête qui tourne.

— Je vais descendre prendre un café.

Brandy habite une maison sur laquelle tous les agents immobiliers aimeraient mettre la main pour une belle commission. Nichée dans les canyons, elle est proche du quartier des arts et à quelques pas de la plage.

C’est une maison en pierre et en bois à étage, avec trois chambres. Son propriétaire voyage environ quarante-cinq semaines par an et Brandy le surnomme Monsieur Plein aux As. En échange d’un loyer très raisonnable, elle garde la maison en ordre, trie et achemine son courrier, s’occupe des factures et de l’entretien de la maison à la façon d’une concierge. À titre de comparaison, je suis mieux rémunérée et j’habite dans un studio sans ascenseur, au sixième étage, avec une plomberie qui laisse à désirer, dans un quartier qui en effrayerait plus d’un.

Jake gémit lorsque Brandy se tourne vers moi, bouche bée.

— Du café à cette heure-ci ?

— Il n’est même pas encore neuf heures. Et je veux autre chose que de l’instantané.

Brandy a réussi à traverser la vie sans posséder de véritable cafetière. Je me demande encore comment nous pouvons être aussi proches, toutes les deux.

— Je suis tellement contente que ce soit ton vice, et pas le mien.

Elle agite une main d’un air hautain.

— Allez, pars à l’aventure dans le vaste monde pour chercher la bénédiction du grand dieu de la caféine.

— Toi, tu as bu beaucoup trop de vin.

— Dans ce cas, toi aussi.

Difficile de soutenir le contraire.

— Ne m’attends pas. Je vais sûrement me promener sur la plage.

Elle fronce les sourcils.

— Tu as besoin de compagnie ?

— Non, c’est bon. Mais merci quand même. Je… pour toi, je suis contente d’être revenue. Quant au reste, je dois encore m’y faire.

— J’ai compris.

Elle m’adresse un petit sourire attristé.

Je troque mon pyjama confortable contre un jean, puis je sors. C’est une nuit magnifique. L’air est frais et la lune éclaire amplement mon chemin au cours de ma courte promenade jusqu’au bas de la colline.

Je commande un café à emporter chez Brewski, puis je me dirige vers les flaques d’eau salée, à l’endroit exact où Alex m’a embrassée pour la toute première fois.

Ça fait une trotte, mais ça ne me dérange pas. Je retire mes chaussures, qui se balancent au bout de mes doigts tandis que je me promène le long du rivage, entre le quartier des arts et la FDS.

Une fois sur les rochers, je laisse tomber mes chaussures. La marée est basse, il n’y a que quelques centimètres d’eau dans les creux. Les arêtes rocheuses sont saillantes, sèches pour la plupart.

Assise sur un rocher, je sirote le reste de mon café tout en regardant les vagues dont l’écume paraît argentée au clair de lune, perdue dans mes souvenirs. Je pense à ses doigts dans mes cheveux quand il passait la main sur ma nuque, aux cognements dans ma poitrine alors que je me sentais en vie.

Même si nos baisers ont été chastes, ce jour-là, un lien s’est tissé entre nous, et à ce jour, je ne comprends toujours pas comment il a pu se rompre.

Sans en avoir consciemment l’intention, je fouille dans la poche arrière de mon jean et en sors le porte-cartes qui contient mon permis de conduire, une carte de crédit, un billet de cinquante pour les urgences et le bout de papier en lambeaux que j’y conserve depuis des années.

Le papier est toujours blanc et l’encre encore lisible, mais le morceau de ruban adhésif qui maintient ensemble les deux moitiés déchirées a bruni avec le temps.

Je n’ai pas besoin de le lire. Je sais exactement ce qui y est écrit. Je suis désolé. N’oublie pas que tu es forte.

C’est tout. Juste deux phrases toutes simples, des platitudes sans nom. Pas même une signature.

Depuis, je n’ai jamais revu Alex.

Mon oncle était mort. L’homme que j’aimais était parti. Et je n’ai jamais rien compris.

J’étais troublée. Perdue. Je voulais des réponses.

Je voulais Alex.

Au fil des jours, la confusion s’est transformée en colère puis en haine. Des velléités de haine, du moins. Je crois que je n’ai jamais vraiment réussi à le détester. Surtout, je me sentais engourdie.

Après le meurtre de Peter, Alex a certainement eu peur. Il s’est enfui, c’est tout. En tout cas, c’est ce que le chef Randall m’a dit après que Ricky Mercado s’est rendu.

Donc voilà. Je sais pourquoi Alex est parti. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi il n’est jamais revenu. Ni pourquoi il s’est éclipsé pendant mon sommeil. Pourquoi il ne m’a laissé que deux phrases inutiles alors qu’il devait savoir qu’il me briserait le cœur.

Au fond, j’aimerais croire qu’il m’a simplement utilisée. Que ce n’était qu’un adolescent un peu psychopathe qui a flashé sur moi le jour de notre rencontre et qui a ensuite élaboré un plan machiavélique pour cueillir l’innocence de cette gamine naïve éperdument amoureuse de lui.

Ce serait certainement plus facile si je pouvais le croire. Mais je n’y arrive pas. Ce qui nous a consumé était bien réel, c’était magique. Il nous a trahis tous les deux en partant, et je ne comprends pas pourquoi.

Pire encore, je ne comprendrai jamaispourquoi. Parce que le seul qui puisse me répondre a disparu.

Pendant mon service dans les forces de l’ordre, j’ai essayé de le retrouver. Je voulais le retrouver. Aller le voir, le forcer à me donner des explications : pourquoi il était parti, pourquoi il m’avait fait du mal. Mais impossible de le trouver. Il n’y avait pas la moindre trace de lui.

Si j’avais pensé à jouer les détectives dans les jours qui ont suivi son départ, j’en aurais peut-être appris plus. Mais j’étais anéantie, à ce moment-là, ensevelie dans un profond chagrin. Et quand j’ai enfin sorti la tête de l’eau, tous mes liens avec Alex avaient été coupés.

C’était peut-être pour le mieux. Après tout, je n’aurais jamais pu lui pardonner.

Mais j’avais envie –besoin, même – de tourner la page. Et je crois que c’est encore le cas.

L’idée d’en être à jamais incapable ronge mon âme.

Avec un soupir, je prends la dernière gorgée de mon café maintenant froid et me lève, prête à remonter la côte jusque chez Brandy. La tête basse, le dos tourné vers l’océan, je fais attention à mes pas pour ne pas trébucher et tomber sur les rochers pointus.

Une fois en sécurité sur le sable, je lève la tête à la recherche de mes chaussures. Mais j’en oublie aussitôt les chaussures et Brandy quand je l’aperçois. L’homme debout dans le noir sur la plage. Son visage est incliné vers le bas, de sorte que je ne distingue que des ombres tachetées et le reflet de la lune sur ses lunettes.

Devlin Saint.

Une fraction de seconde avant de le reconnaître, j’ai senti une peur glaciale dans mon corps. À présent, je puise dans cette bouffée d’adrénaline pour me déchaîner :

— Espèce de salopard ! D’abord, vous annulez mon interview, et ensuite, vous me suivez ?

Je fonce vers lui.

— Quoi ? Ça ne vous a pas suffi de vous moquer de moi depuis votre putain de château en béton ? Ou de me suivre dans un bar ? Il faut aussi que…

Il retire ses lunettes en même temps qu’il lève la tête, et les mots me sont ôtés de la gorge.

Oh, mon Dieu, je le vois maintenant.

L’angle de sa tête.

Le demi-sourire énigmatique qui étire ses belles lèvres sensuelles.

Et ces yeux sablonneux, légèrement enfoncés, empreints de douleur et de regret, dénués du moindre soupçon de vert.

C’est impossible. À peine croyable. Et pourtant…

— Alex ?

 

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